Qu'attendre des salaires au Japon

Réaction économique
Asie

Après plusieurs décennies de faiblesse, la croissance des salaires nominaux japonais s’accélère enfin depuis le début de l’année.

Au regard des fortes tensions observées sur le marché du travail japonais depuis plusieurs années, cette amélioration demeure toutefois contenue. Un certain nombre de freins structurels expliquent ce phénomène, notamment la dualité du marché du travail, la structure du système qui privilégie les emplois à vie plutôt que les rémunérations ou encore l’organisation syndicale. Récemment, plusieurs mesures ont été mises en place afin d’encourager la hausse des salaires, dont une progression plus forte du salaire minimum, et des incitations fiscales ou réglementaires. Ces éléments, couplés à l’orientation toujours favorable du marché du travail et au dynamisme des profits des entreprises japonaises, devraient conforter la poursuite de la hausse des salaires japonais, sans pour autant qu’une forte accélération supplémentaire ne soit à prévoir à moyen terme.

« Au Japon, la croissance du salaire moyen mensuel nominal repose sur de bons fondamentaux : la composante contractuelle (hors bonus et paiements des heures supplémentaires) progresse en moyenne sur les trois derniers mois de 1,5% en rythme annuel »

Marie Thibout

Japon : Salaire moyen mensuel nominal (lissé trois mois)

 

Les salaires japonais montrent des signes d’amélioration

« Après plusieurs décennies de faiblesse, la croissance des salaires nominaux s’affermit depuis le début de l’année »

Marie Thibout

Après plusieurs décennies de baisse ou de faiblesse des salaires au Japon, les signes d’amélioration se font davantage ressentir depuis le début de l’année, et ce dans un contexte de tensions sur le marché du travail. Ainsi, dans les entreprises de plus de 5 personnes, la croissance annuelle du salaire nominal mensuel moyen entre mars et mai s’élève à 1,5%. Depuis le début de l’année, le salaire nominal japonais évolue sur des rythmes de croissance proches de ce chiffre. Le socle d’amélioration est relativement solide, les salaires contractuels (hors primes et hors rémunérations des heures supplémentaires) contribuant sensiblement à cette croissance, et progressant en rythme annuel en mai de 1,5%. En termes réels toutefois, la croissance annuelle des salaires n’est que modestement positive (0,7% en moyenne entre mars et mai).

Japon : Salaire moyen mensuel (CVS, GA% lissé 3M)

L’amélioration des salaires est encore contenue alors même que le marché du travail montre des signes de tension depuis plusieurs années déjà. Ainsi, le taux de chômage est faible, à 2,2% en mai, et le ratio offre sur demande de travail, bien supérieur à 1, évolue sur des niveaux historiquement élevés. À 1,60, il signifie qu’il y a 60% de plus d’offres d’emploi que de personnes cherchant un travail. Bien qu’une sensible hétérogénéité soit visible, le ratio est bien supérieur à 1 dans la quasi-totalité des secteurs, que ce soit dans les services ou dans l’industrie, ce qui montre que l’amélioration du marché du travail n’est pas cantonnée ou biaisée par quelques niches. Le taux de chômage évolue aujourd'hui sur son niveau naturel (incompressible), voire même en dessous de ce dernier. La banque centrale (BoJ) ou encore l’Institut gouvernemental japonais de recherche sur le travail et les formations (JILPT) estiment qu’il évolue autour de 3%, ce qui signifie donc que le Japon bénéficie d’une situation de plein emploi, et que des difficultés à recruter se font même sentir.

Japon : Marché du Travail

La baisse du taux de chômage reflète la baisse du nombre de chômeurs relativement drastique depuis 2010 (division par deux), alors même que le taux de participation de la population active augmente depuis la fin d’année 2013 et que les nouveaux entrants sur le marché du travail se font plus nombreux. Ce mouvement est lié à une hausse de la population active, et notamment de la population active féminine, ainsi que de la population plus âgée (55—64 ans), vraisemblablement sous l’effet des opportunités d’emploi plus nombreuses, mais également à la suite des mesures incitatives mises en place par l’administration de M. Abe pour encourager le travail des femmes. Ces dernières mesures comprennent entre autres une hausse des capacités d’accueil des crèches, des subventions pour les entreprises recrutant des femmes à des postes de direction, ou encore une réforme des déductions fiscales s’appliquant aux épouses ayant des revenus faibles pour les inciter à retourner sur le marché du travail ou augmenter leurs heures travaillées.

Japon : taux de participation à la population active (%)

 

Les freins structurels à une hausse plus marquée

« La dualité du marché du travail est un des principaux freins ralentissant la dynamique haussière des salaires japonais »

Marie Thibout

La croissance des salaires est encore contenue alors même que le système de rémunération japonais accorde une relative importance à la partie variable des rémunérations (primes), ce qui devrait donc rendre les salaires plus réactifs à l’amélioration conjoncturelle et à la situation de plein emploi. Ceci est d’autant plus vrai que les primes représentaient jusque dans les années 90 plus du quart du salaire des japonais. Les bonus ont été drastiquement ajustés à la baisse après la survenance de la crise des années 90 (illustrant la flexibilité à la baisse des salaires au Japon), et ce pendant plus d’une dizaine d’années, mais représentent encore aujourd’hui 20% du salaire mensuel. Un arrêt de leur dégradation est visible depuis l’année 2013. Toutefois, leur évolution actuelle reste modeste : ils enregistrent en moyenne depuis l’année 2013 une hausse de 1% par an.

Japon : Salaire moyen mensuel nominal (base 100 en 1990, lissé 12M)

Certaines caractéristiques du marché du travail contraignent aujourd’hui la hausse des salaires, même en période de plein emploi. Des facteurs structurels peuvent expliquer ces rigidités salariales. En premier lieu, la dualité du marché du travail, entre contrats réguliers et non réguliers. La proportion de contrats de travail précaires, dits non réguliers, subit une hausse sensible sur les dernières décennies. Il s’agit des emplois à temps partiel, des contrats à durée déterminée ou encore des personnes non embauchées directement par l’employeur (consultants, etc.). Ces contrats représentent en avril près de 38 % de l’emploi au Japon, contre seulement un quart des emplois en 1997. Leur recours a été exacerbé par les réformes de dérégulation mises en place dans les années 90 par le gouvernement japonais : ce dernier a autorisé la création d’agences de travail temporaire en 1986 pouvant initialement exercer dans seulement 16 domaines de compétences différents, qui ont par la suite été largement élargis dès le milieu des années 90. D’autre part, en 1998, la durée maximale des contrats a été étendue à 3 ans, puis à 5 ans (alors qu’initialement, ils devaient durer moins d’un an). Plus flexibles pour l’employeur, les contrats de travail non réguliers sont moins avantageux pour les salariés en comparaison des contrats réguliers : les entreprises ne sont pas obligées par exemple de verser des primes, mettre un terme au contrat est beaucoup plus facile, et la couverture sociale y est plus faible. Enfin, selon l’étude sur les salaires réalisée par le Ministère de la Santé, du Travail et de la Protection Sociale, les employés non réguliers ont enregistré en 2016 des salaires horaires inférieurs à ceux des employés réguliers à hauteur de 42% en moyenne. La différence est notamment flagrante en ce qui concerne les montants des bonus versés (bonus horaire plus faible pour les employés non réguliers de près de 80%). Les syndicats japonais représentant généralement les salariés réguliers, ils n’ont pas eu d’intérêt à demander des hausses de salaires pour les employés non réguliers.

Japon : type d'emploi (% de l'emploi total)

En second lieu, le système de travail japonais s’est historiquement construit autour de l’idée d’un emploi à vie : un employé ne change pas de société durant toute sa carrière, et est incité à y évoluer grâce à des formations, mais également du fait de progressions salariales récompensant l’ancienneté. Dans ce contexte, les syndicats japonais sont souvent organisés par société et non par branche, et ont historiquement privilégié la défense des emplois plutôt que les évolutions salariales des employés. Les négociations salariales de printemps (Shunto), créées au milieu des années 50, qui réunissent les syndicats industriels à l’échelle nationale et qui avaient pour but de mettre en place des négociations à l’échelle de branches ont perdu progressivement leur influence : avec la crise des années 90, les syndicats ont d’eux-mêmes limité leurs demandes de hausse de salaires en s’adaptant aux conditions économiques. Leur influence a également diminué dans la mesure où chaque compagnie peut négocier avec ses propres syndicats, et n’a donc aucune obligation de suivre les recommandations émises à l’issue des Shunto.

Japon : Salaire nominal (base 100 en janv. 94, lissée 12M)

 

Soutien du gouvernement japonais

« Le gouvernement de M. Abe a mis en place des mesures incitatives et réglementaires pour favoriser les hausses de salaires »

Marie Thibout

Le gouvernement japonais de son côté multiplie les incitations pour contrer les effets de ces freins structurels. Ainsi, à partir de l’année fiscale 2018, une baisse du taux d’imposition de 5 points de pourcentage a été mise en place pour les grandes entreprises augmentant les salaires d’au moins 3% (et procédant à des investissements) et pour les petites et moyennes entreprises qui procèdent à une augmentation des salaires d’au moins 1,5% par rapport à l’année fiscale précédente. Cette initiative prendra fin après l’année fiscale 2020. Le gouvernement se montre plus agressif, puisqu’il avait déjà mis en place une mesure similaire à partir de l’année fiscale 2013, en garantissant des crédits d’impôts aux entreprises augmentant les salaires d’au moins 2% (représentant 10% des coûts salariaux supplémentaires), mesure qui n’avait toutefois pas apporté les fruits escomptés. Il n’est pas certain que de cette nouvelle réforme résulte une hausse de salaire aussi forte qu’attendue par l’administration de M. Abe, dans la mesure où elle oppose des hausses de salaires qui sont en partie permanentes à des baisses d’imposition de natures temporaires. Toutefois, elle crée un environnement plus propice pour les entreprises, et reste de ce fait honorable.

Japon : salaire minimum horaire (moyenne nationale)

Le gouvernement a également milité sur les deux dernières années pour des hausses du salaire minimum japonais supérieures à celles des années passées. Fixé au niveau régional par chaque préfecture, le salaire minimum japonais évoluait en moyenne à l’échelle nationale autour de 800 yens par heure en 2015 (soit 6,1 euros de l’heure). Il fait partie des plus faibles au sein des pays de l’OCDE en proportion du salaire moyen (il représente 35% du salaire moyen japonais alors qu’à titre de comparaison le SMIC représente en France 49% du salaire moyen). Le gouvernement de M. Abe a annoncé en fin d’année 2015 qu’il souhaitait voir une hausse du salaire minimum de 3% chaque année, afin que la moyenne nationale atteigne progressivement 1 000 yens de l’heure (soit près de 7,7 euros de l’heure), et a incité les préfectures régionales à procéder à des hausses plus substantielles. De ce fait, en 2016 et 2017, le salaire minimum moyen national a enregistré deux années consécutives de progression de 3%, soit les plus fortes hausses enregistrées depuis le début des années 2000, pour s’établir à 848 yens par heure. Ces réformes auraient impacté plus de 5 millions de personnes embauchées au salaire minimum ou à des montants très proches de ce dernier (à quelques dizaines de yens près) selon des estimations du Cabinet Office, soit presque 8% de la masse salariale japonaise. Les hausses futures du salaire minimum devraient continuer de ce fait d’être positives pour l’environnement salarial japonais.

Rapport entre le salaire minimum et le salaire moyen (% du salaire moyen)

D’autre part, l’environnement de travail des employés non réguliers est en train d’évoluer. Ainsi, depuis avril 2018, les employés en contrat de travail temporaire travaillant dans la même entreprise depuis plus de 5 ans (soit une partie des employés non réguliers) pourront bénéficier d’un contrat à durée indéterminée s’ils le demandent. Cette mesure n’entraîne aucune autre modification du contrat de travail, et ne conduit donc pas directement à des hausses de salaires. Toutefois, certains avantages dont l’ensemble des employés réguliers d’une société peuvent bénéficier en vertu d’un accord d’entreprise, seront appliqués aux anciens contracteurs non réguliers (plans de retraite, etc.). Elles affecteront de ce fait potentiellement à la hausse les rémunérations au sens large. Cette mesure devrait concerner environ 30% des contrats à durée déterminée (plusieurs millions de personnes), soit environ 6% des employés japonais. En outre, le plan de réforme du cadre de travail (work style reform) du gouvernement de M. Abe, débattu à l’Assemblée japonaise en mai dernier et entériné en juin cherche à réduire les inégalités salariales entre travailleurs réguliers et non réguliers (equal pay for equal work). Il devrait également créer un environnement plus porteur pour les salaires lors de sa mise en place : selon ce programme, les employés non réguliers réalisant le même travail que les employés réguliers devraient bénéficier du même salaire contractuel, et devraient également être éligibles au versement de bonus. Ce programme stipule toutefois que des différences au niveau des salaires contractuels pourront exister en fonction de l’expérience des salariés et de leurs performances, mais qu’un alignement devra être fait sur les avantages sociaux, la prise en charge des frais de transports ou encore l’allocation de congés payés. Ce schéma limite également le nombre d’heures supplémentaires par mois et met en place des pénalités financières en cas de non respect.

Ces initiatives du gouvernement japonais se mettent en place dans un contexte où les profits des entreprises japonaises évoluent sur des points hauts historiques, depuis plusieurs trimestres, phénomène qui devrait également être plus porteur pour l’évolution des salaires.

Japon : profits des entreprises non financières (Cumul 4T, Mds yens)

Pour conclure, une amélioration sensible des salaires se dessine depuis plusieurs mois au Japon; mais celle-ci reste limitée malgré des tensions fortes sur le marché du travail, du fait d’un environnement structurel spécifique, à savoir la dualité du marché du travail, le prédominance du principe de l’emploi à vie ou encore l’organisation des syndicats. L’environnement devrait se montrer de plus en plus favorable au niveau réglementaire. Ce phénomène, couplé au dynamisme actuel du marché du travail et des profits des entreprises japonaises, pourrait stimuler la poursuite de la croissance modérée des salaires nominaux.

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Rédigé par

Marie Thibout

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