"Le regard de l’analyste" - Emergence des crédits biodiversité, cousins des crédits carbone
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Décembre 2022. La 15ème réunion des parties à la Convention sur la diversité biologique se tient sous présidence chinoise.
Les préoccupations à ce sujet s’intensifient. L’indice Planète Vivante, mesure de l’abondance relative des espèces, a enregistré un déclin de celles-ci de 73% sur les cinquante dernières années.
Pourtant, selon la Banque mondiale, plus de 50% du PIB mondial (soit 44 000 milliards de dollars en valeur économique) dépendent des ressources naturelles. Tout comme la COP 21 s’est avérée historique pour le climat, la COP 15 catalyse alors des engagements inédits en faveur de la biodiversité. 196 gouvernements adoptent le « Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal », un plan d’action ambitieux comprenant quatre objectifs à horizon 2050 et 23 cibles pour 2030. Cependant, le déficit de financement pour atteindre les objectifs mondiaux est estimé dans une fourchette allant de 330 à 824 milliards de dollars par an. L’Accord de Kunming-Montréal encourage le déblocage de fonds par le biais notamment de « systèmes innovants, tels que les compensations et les crédits en faveur de la biodiversité ». Presque deux ans après, où en est-on ?
Plusieurs noms ont depuis été attribués aux crédits biodiversité : biocrédits, certificats biodiversité, crédits nature… Mais tous renvoient au même concept. Il s’agit d’unités vérifiables, quantifiables et échangeables de biodiversité restaurée ou préservée sur une période déterminée. Autrement dit, c’est un instrument de financement qu’une entreprise ou toute autre organisation peut acheter (dans le cadre d’une politique RSE par exemple) pour financer des résultats positifs tangibles en matière de biodiversité. Le fruit d’un crédit biodiversité se doit d’être additionnel : les résultats en matière de biodiversité doivent s'ajouter à ceux qui se produiraient sans l'intervention spécifique du projet. Ainsi, la Banque mondiale a émis en 2022 un emprunt de 150 millions de dollars en rhino bonds (« obligations rhinocéros ») dans le but de financer la sauvegarde des rhinocéros noirs en Afrique du Sud. D’une maturité de cinq ans, ces obligations zéro-coupon seront remboursées à 100% du montant nominal à échéance. Un bonus pourrait également être versé aux investisseurs, sous conditions : à titre d’illustration, si l’augmentation de la population des rhinocéros noirs dans les deux réserves sélectionnées par la Banque mondiale est strictement supérieure à 4% par an, les investisseurs se partageront un bonus de près de 13,8 millions de dollars.
Alors que l'intérêt pour les crédits en faveur de la biodiversité augmente, nombreux sont ceux qui se sont tournés vers le marché plus mature des crédits carbone pour y trouver des comparaisons et des enseignements. Les deux sont étroitement liés, et se chevauchent même parfois ; les crédits carbone s’appuyant de plus en plus sur la capacité de certains écosystèmes, tels que les forêts, à éliminer et à stocker le carbone. De plus, certains projets de réduction des émissions de Gaz à Effet de Serre valorisent désormais les effets positifs sur la biodiversité qui peuvent en résulter, afin de créer des crédits carbone d’autant plus attractifs.
Toutefois, les crédits biodiversité présentent une complexité supplémentaire. Alors qu'une tonne de CO2 est une mesure universelle, la biodiversité est par nature diversifiée et ne dispose pas d'une unité commune qui puisse être mesurée, suivie et échangée de manière standardisée. De ce fait, étant donné la spécificité locale de la biodiversité, de nombreuses méthodologies ont été développées pour mesurer les impacts sur la nature. Un rapport du Forum économique mondial et de McKinsey estime que depuis décembre 2022, plus de 35 méthodologies ont vu le jour sur le marché naissant du crédit à la biodiversité. Ces différentes méthodologies utiliseraient plusieurs mesures et indicateurs, assez éloignés des cadres classiques de reporting des entreprises.
Pour ne pas avoir à faire face à des accusations d’écoblanchiment (comme cela a pu être le cas parfois des crédits carbone), il apparaît nécessaire que le marché des crédits biodiversité soit régi par des organisations tierces indépendantes. Ces dernières pourront aider à vérifier leur crédibilité et leur intégrité, à l’image des Second Party Opinion sollicitées lorsque des obligations vertes, sociales ou durables sont émises. Il serait aussi intéressant que ces processus d’évaluation intègrent les aspects socioculturels des peuples autochtones et des communautés locales, ainsi que leurs connaissances et pratiques traditionnelles pour mesurer les résultats sur les écosystèmes.
Le retour du Politique, illustré notamment dans nos Perspectives Economiques et Financières de juin 2024, pourrait bien accélérer la genèse du marché des crédits biodiversité. Le 13 septembre dernier, Ursula von der Leyen, réélue à la tête de la Commission européenne deux mois plus tôt, a déclaré que les entreprises qui bénéficient du fonctionnement de la nature et des services écosystémiques devraient payer les communautés locales pour les maintenir intacts. Ursula von der Leyen est allée plus loin, en citant en exemple le « marché incroyablement efficace du carbone », qui a permis de collecter « 180 milliards d'euros qui ont été réinvestis dans des projets climatiques et dans l'innovation », et a estimé qu'il devrait en être de même pour les crédits nature.
En juin 2023, la France et le Royaume-Uni avaient déjà annoncé une initiative commune de feuille de route sur les crédits biodiversité qui soutiendra les contributions positives des entreprises en faveur de la nature. Mais selon le Forum économique mondial, même avec des progrès et une gouvernance efficaces de ces marchés, la demande ne pourrait atteindre que 2 milliards de dollars par an. En d’autres termes, cela ne correspondrait qu’à moins de 1% du financement total nécessaire pour atteindre les objectifs de 2030... La COP16 sur la biodiversité, qui débute ce 21 octobre à Cali en Colombie, jouera un rôle crucial dans le développement des crédits biodiversité.
Andréa Lemaire-Suau
Analyste financier et extra financier