"Le regard de l’analyste" - Décisions de justice et impacts boursiers : l’exemple du lait infantile
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Abbott et Reckitt dans la tourmente : le lait infantile pour prématurés sous le feu des critiques.
Depuis le mois de mars 2024, l’américain Abbott Laboratories et l’anglais Reckitt Benckiser font face à des décisions de justice en lien avec des accusations de défaut de mise en garde des consommateurs sur le lait infantile pour les nourrissons prématurés. Les plaintes portent sur le fait que les nourrissons auraient consommé des préparations spécialisées de lait des deux fabricants avant de développer une maladie grave, la NEC. Également appelée entérocolite nécrosante, la NEC est une maladie gastro-intestinale provoquant la mort des tissus intestinaux et qui présente un taux de mortalité de 15% à 40%. Les bactéries de l'intestin peuvent s'infiltrer dans l'abdomen ou dans le sang, engendrant des maladies graves ou des infections sanguines mortelles.
Alors que les produits mis en cause ne représentent qu’une part marginale des activités des deux sociétés, l’enjeu est double : aussi bien réputationnel que financier en cas de condamnation, impactant le cours de bourse. Le 15 mars 2024, Reckitt perdait 15% suite à l’annonce d’une amende de 60 millions de dollars imposée par un tribunal de l’Illinois. Le montant est à régler à une mère ayant perdu son enfant né prématuré après avoir consommé le lait infantile Enfamil de Mead Johnson, filiale de Reckitt. Abbott perdait 5% ce même jour, sur fond de craintes d’une sanction similaire. Deux jours plus tard, Abbott perdait 3% suite à l'annonce d'un procès en juillet en lien avec un cas de NEC chez une enfant prématurée qui aurait consommé le lait infantile Similac de la société alors qu’elle se trouvait en soins intensifs néonatals. L’enfant a survécu, mais a subi des dommages neurologiques irréversibles en raison de sa maladie et nécessitera des soins à long-terme. Le 26 juillet, un jury de la cour de Saint Louis dans le Missouri a condamné Abbott à une lourde amende de 495 millions de dollars de dommages et intérêts pour la mère de l’enfant, bien au-dessus des prévisions des analystes qui allaient de 60 à 100 millions de dollars. Abbott avait alors perdu jusqu’à 7% ce jour-là, tandis que Reckitt abandonnait 9%. Bien que la décision du jury ne fût pas unanime, elle a été soutenue par 9 des 12 jurés, soit le minimum selon la loi du Missouri pour rendre un verdict dans une affaire civile.
Les deux sociétés ont toujours nié les allégations et assuré que leurs produits étaient sûrs. Elles ont annoncé vouloir faire appel de leurs verdicts respectifs en avançant plusieurs éléments de défense, soutenus par la communauté scientifique : les laits infantiles sont considérés par les médecins comme faisant partie de la norme de soins et sont, avec le lait maternel, les seules options existantes pour alimenter les nourrissons. Pour les enfants prématurés, le lait infantile est d’autant plus essentiel que la mère n’est souvent pas en mesure d’allaiter. Enfin, en comparaison avec des nourrissons nés à terme, les prématurés sont par nature davantage exposés aux risques de maladies graves telles que la NEC. Les deux sociétés accusées ont par ailleurs souligné que les prescriptions de lait pour prématurés ont été
faites par des médecins, chargés d’informer les patients des risques liés à la consommation. La Food and Drug Administration a quant à elle refusé tout arrêt de production par les deux sociétés, afin de ne pas accroitre le risque de pénurie. En effet, Abbott et Reckitt étant les deux seuls acteurs sur le segment du lait infantile pour les prématurés, le non-approvisionnement de ce marché impacterait tous les autres nourrissons prématurés.
Le 31 octobre 2024, un tout autre verdict a été rendu dans le cadre du premier procès concernant conjointement Abbott et Reckitt. A l’issue d’un procès de cinq semaines, le jury de Saint Louis dans le Missouri, soit le même qui avait condamné Abbott en juillet, s’est prononcé en faveur des deux fabricants, faute de preuves suffisantes d’un lien de causalité entre la consommation de lait et la NEC chez un enfant prématuré. La plaignante réclamait 6,2 milliards de dollars de dommages et intérêts, son fils né à moins de 28 semaines ayant développé la maladie après avoir consommé le lait infantile des sociétés potentiellement incriminées. Selon les médecins, l’enfant souffrira à vie de problèmes de santé liés à son opération chirurgicale lors de laquelle une partie de son intestin a été retirée. L’hôpital de Saint Louis
était également accusé dans le procès et a été jugé non coupable par le jury.
Cette décision de justice, première victoire pour les deux entreprises, a rassuré les investisseurs quant au passif du règlement final qui pourrait désormais être plus faible : les actions de Reckitt et Abbott prenaient respectivement 6,6% et 4,7% au lendemain du verdict. Au total, près de 1000 actions en justice liées à des cas de NEC ont été déposées auprès de tribunaux étatiques ou fédéraux, dont environ la moitié dans le cadre de litiges fédéraux multidistricts. Ces procès à venir devraient continuer à ajouter de la volatilité sur les cours de bourse des deux sociétés.
Les controverses peuvent éroder, temporairement ou définitivement la réputation d’une entreprise mais aussi amener une volatilité boursière significative, reflet d’une surréaction des investisseurs. L'exemple du lait infantile et la disparité des jugements rendus dans cette affaire soulignent la nécessité d'un travail d’analyse approfondie des controverses et ce, dès leur survenance.
Priscille GUÉNIER
Analyste financier et extra financier